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(...) Jamais était le pays que j'habitais. C'était un pays sans retour. Je ne l'aimais pas. (...) Jamais m'avait désignée : j'étais ressortissante de l'Etat de jamais.
Les habitants de jamais n'ont pas d'espoir. La langue qu'ils parlent est la nostalgie. Leur monnaie est le temps qui passe : ils sont incapables d'en mettre de côté et leur vie se dilapide en direction d'un gouffre qui s'appelle la mort et qui est la capitale de leur pays.
Les jamaisiens sont de grands bâtisseurs d'amours, d'amitiés, d'écritures, et d'autre édifices déchirants qui contiennent déjà leur ruine, mais ils sont incapables de construire une maison, une demeure, ou même quoi que ce soit qui ressemble à un logis stable et habitable. Rien, pourtant, ne leur paraît aussi digne de convoitise qu'un tas de pierres qui serait leur domicile. Une fatalité leur dérobe cette terre promise dès qu'ils croient en avoir la clé.
Les jamaisiens ne pensent pas que l'existence est une croissance, une accumulation de beauté, de sagesse, de richesse et d'expérience; ils savent dès leur naissance que la vie est décroissance, déperdition, dépossession, démembrement. Un trône leur est donné dans le seul but qu'ils le perdent. Les jamaisiens savent dès l'âge de trois ans ce que les gens des autres pays savent à peine à soixante-trois ans.
Il ne faudrait pas en déduire que les habitants de jamais sont tristes. C'est le contraire : il n'y a pas de peuple plus joyeux. Les moindres miettes de grâce plongent les jamaisiens dans l'ébriété. Leur propension à rire, à se réjouir, à jouir et à s'éblouir est sans exemple sur cette planète. La mort les hante si fort qu'ils ont de la vie un appétit délirant.
Leur hymne national est une marche funèbre, leur marche funèbre un hymne à la joie : c'est une rhapsodie si frénétique que la simple lecture de la partition fait frémir. Et pourtant, les jamaisiens en jouent toutes les notes.
Le symbole qui fleurit leur blason est la jusquiame.
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Extrait de :
Amélie Nothomb (2004)
Biographie de la faim, Albin Michel