Football et politique à Tunis
Franck MOROY
Franck MOROY est allocataire de recherche à l’Institut d’Études Politiques et à l’IREMAM à Aix-en-Provence. Au cours d’un séjour de 16 mois à l’IRMC, il a réalisé une recherche sur les relations entre le football et la politique à Tunis. Une partie de ses travaux a été publiée dans Monde Arabe Maghreb-Machrek, Les Cahiers de l’Orient. Par ailleurs, il anime le comité de rédaction de la Revue Méditerranéenne d’Études Politiques.
Le sport ne se résume pas uniquement en un affrontement codifié de deux ou plusieurs acteurs, en un spectacle permettant à une communauté de reconstituer un tissu social altéré ou en un rituel au cours duquel une foule partisane se "met en scène"1. Il est aussi un inépuisable réservoir de capitaux symboliques et de registres d’identifications dans lequel puisent volontiers les acteurs - sportifs et/ou politiques - ou qu’ils s’efforcent de maîtriser ou de s’approprier à des fins de légitimation. Prisme d’étude original et privilégié, il se pose comme un précieux "détour" dans l’analyse pour qui souhaite appréhender des phénomènes politiques. "Aujourd’hui, si le match de football conserve ses dimensions guerrières, ce n’est plus nécessairement la nation qui est au coeur de l’affrontement sportif. (...) la guerre, avec ses drapeaux, ses clairons, ses cartons rouges, ses joueurs "crucifiés", ses chants de haine ou d’amour, est redevenue, du moins à ce niveau, une affaire de cités" soulignait récemment Pierre Milza2. Adopter cet angle et cette échelle d’investigation revient à placer au coeur de l’analyse les clubs et les associations sportives. Les clubs sont les acteurs d’un vaste réseau de relations symboliques et incarnent à la fois l’histoire et le destin de villes et de communautés (nationales, religieuses, ethniques, etc.), de cultures et d’identités locales ou régionales, souvent rivales. Comme le souligne C. Bromberger, "à l’arrière-plan de ces engouements [les matchs de football] (...) se profilent des histoires singulières de villes (...)"3.
Appréhendé dans une perspective de sociologie politique, le club ne se présente pas comme le simple lieu de pratique d’une discipline sportive ou physique : il est aussi et surtout un espace politique où interagissent des individus et où se confrontent et se mettent en place leurs stratégies et leurs réseaux. Il n’existe pas seulement une homologie entre l’espace des clubs de football et les différents espaces sociaux qu’il exprime (homologie qui expliquerait, par exemple, que "le capital de reconnaissance acquis par certains présidents de clubs de football possède des propriétés directement agissantes dans les domaines de la direction d’entreprise ou de la politique"4). Le club est un espace de mise en forme de la politique et un lieu d’expression du politique. Il ne constitue pas non plus cette entité monolithique qui tend parfois à l’ériger en un être collectif. L’association sportive est un lieu formalisé rassemblant un agrégat d’acteurs individuels (présidents, personnels administratifs, joueurs, supporters, techniciens du sport, sponsors, etc.) parmi lesquels s’établissent des échanges sociaux contribuant à la transformation de la société locale et (...) à la définition de trajectoires [personnalisées] de promotion sociale5. L’association sportive constitue donc un espace et un observatoire privilégié de mise en place de stratégies individuelles et collectives : il est possible d’y positionner plus ou moins formellement des individus ou des groupes qui organisent et imposent des visions concurrentes du football, selon des rapports de force susceptibles d’évoluer selon les lieux, les conjonctures et les époques ; mais aussi d’y repérer, gravitant autour d’elle, des communautés - politiques ou non - identifiées à des équipes sportives. L’étude des deux équipes de football de Tunis que sont l’Espérance Sportive de Tunis et le Club Africain (CA) met en exergue le déploiement de telles stratégies et, à cette fin, la mobilisation de ressources spécifiques par des acteurs individuels ou collectifs. Ces dernières prennent une dimension et un sens tout particulier de par le cadre dans lesquelles elles s’inscrivent : le derby.
LE DERBY COMME CONFIGURATION DE L’ANALYSE
Ce type de confrontation est le théâtre d’un combat factice en ce sens qu’il donne l’occasion d’assister à un affrontement sans ses risques et ses dangers - par conséquent "ritualisé", mais avec ses hymnes, ses soldats et ses étendards. Le match de football si particulier fait figure d’une "bataille mimétique" contrôlée et non violente. L’opposition à l’autre qu’il exacerbe et qu’il "met en scène" permet de forger un sentiment d’appartenance et de marquer ou de rappeler les spécificités d’un groupe vis-à-vis d’un autre. En ce sens, le derby participe à la genèse de deux ensembles humains opposés, mais il aiguise les termes de cette opposition. Il recouvrirait ou réinterpréterait ainsi une opposition d’un autre type située dans un ou des champs extra-sportifs. Quels sont les ressorts de l’antagonisme que ces deux formations de onze joueurs se chargent de traduire symboliquement dans l’aire circonscrite du terrain de football? Loger le ballon dans les filets du but adverse et remporter la partie de football n’est assurément pas le seul enjeu. Derrière ce spectacle, ne se cache-t-il pas une opposition d’une autre nature ? Telles sont les interrogations originelles qui guideront la démarche de ce travail.
LE MATCH DE FOOTBALL, VECTEUR D’UNE OPPOSITION EXTRA-SPORTIVE
A l’instar d’autres configurations similaires (derby de Glasgow entre le Celtic et les Rangers, de Turin en la Juventus et le Torino, de Barcelone entre le "Barça" et l’Español, de Madrid entre le Real et l’Atletico, de Gênes entre la Sampdoria et le Genoa), le derby tunisois entre l’EST et le CA recouvre une opposition d’ordre extra-sportif. Tantôt, il en est le réceptacle, la caisse de résonance et ne contribue qu’à l’illustrer (rôle passif) ; tantôt, il la réinterprète, la reconstruit selon des modalités propres au champ sportif et lui donne ainsi une nouvelle consistance (rôle actif). Si l’opposition religieuse doit d’ores et déjà être écartée, un antagonisme politique, territorial, de classe sociale, de groupes particuliers, ou d’origine régionale peut en revanche servir de matrice explicative pour identifier l’origine et les termes de la confrontation. Néanmoins, la relation entre le signifiant et le signifié, entre un fait et la représentation qui en est faite ou le sens qui lui est conféré, n’est pas univoque. En fonction des individus, de leur sensibilité et de leur expérience, l’opposition sera chargée de valeurs multiples - éventuellement contradictoires - sur lesquelles ces derniers insisteront selon le contexte et les situations. La lecture du derby est par conséquent plurielle et il ne saurait y avoir une seule causalité en amont de cette confrontation sportive tant les représentations qui l’entourent relèvent de la subjectivité des acteurs.
L’in--xx--ion des clubs dans une opposition territoriale préexistante
Pour l’anthropologue urbain, la capitale tunisienne offre une configuration assez spécifique. Les quatre équipes tunisoises participant aujourd’hui au championnat national de première division s’identifient à un quartier : le Club Olympique du Transport au quartier de Mélassine, le Stade Tunisien au Bardo, le Club Africain au faubourg sud de la ville ancienne (et plus exactement à Bab Jedid) et l’Espérance Sportive de Tunis au faubourg nord matérialisé par le triangle Bab Souiqa, Bab Saadoun, Bab El-Khadra. Les clubs s’associent si étroitement à ces "territoires" urbains que soutenir le Club Africain et habiter Halfaouine relève de l’anomalie, voire de l’hérésie et du "péché" (comme le souligne un dirigeant "espérantiste"). Le soutien à l’équipe du quartier est devenu un élément constitutif de l’identité locale et ne semble permettre aucune alternative : "Si tu es de Bab Souiqa, alors tu es Espérantiste". Bien que l’absence d’enquête statistique empêche de confirmer cette association quartier-club, celle-ci devient crédible au regard du marquage territorial constaté. La présence de photos de l’équipe ou du joueur préféré, de fanions ou des couleurs des clubs dans les échoppes et dans les magasins, pratique généralisée en Tunisie, établit - de manière quasiment infaillible - l’affiliation sportive de l’individu qui les affiche6. Les ressorts de l’identification entre l’Espérance et le quartier de Bab Souiqa-Halfaouine sont néanmoins complexes. Avancer une explication univoque paraît en effet peu vraisemblable dans la mesure où les processus de construction identitaire résultent en grande partie d’une accumulation de facteurs et d’expériences personnelles et collectives capitalisées sur la longue durée. Aussi les ressorts de l’identification interviennent-ils de manière indissociable et à des degrés divers dans la production de ce lien quartier-association sportive qui structure le discours et les représentations des acteurs. Au fondement de ce lien, il est fréquent de retrouver les deux arguments que sont l’origine géographique des membres fondateurs et des joueurs ainsi que les lieux de sociabilité et de réunion du club. S’ils structurent le discours et les représentations qui entourent et façonnent l’Espérance, ces derniers ne suffisent cependant pas à expliquer de manière entièrement satisfaisante cette identification entre l’association sportive et le territoire urbain dans lequel elle s’inscrit7. Un autre facteur intervient de manière décisive (et complémentaire avec les deux précédents) : la figure de Habib Bourguiba. Par sa fonction au sein du club, l’installation de son cabinet d’avocat (rue Bab Souiqa) et le rôle de ce quartier dans le mouvement national, la personne du "Combattant Suprême" - et sa position médiatrice entre l’Espérance et Bab Souiqa - a contribué à accentuer l’identification entre l’association sportive et le faubourg nord de la Médina. Quant au Club Africain, il s’identifie dès sa naissance au faubourg sud de la Médina, et plus exactement au quartier de Bab Jedid, au sud-ouest de la "ville arabe", au pied de la Kasbah. La provenance et l’origine géographique des premiers membres du Club Africain sont les quartiers de Bab Jedid et de Bab al-Jazira. Les lieux de sociabilité et de réunion - plus concentrés par rapport à son homologue de Bab Souiqa - confirment cette implantation dans cette partie de Tunis. La prégnance de ces deux éléments d’identification quartier-club ont même joué un rôle capital dans la production et la reconstitution du tissu social local. La mobilisation autour d’un enjeu ou d’un symbole commun peut en effet renouer des liens entre des individus, si différents soient-ils. Même si ce qu’ils perçoivent en l’équipe diverge8, le simple fait de la soutenir contribue à en faire un ciment qui bouchera les fissures apparues au sein de la communauté. Ainsi, l’émergence du toponyme Bab Jedid - légitimé par le prestige grandissant de l’équipe de football - s’est substitué au nom historique du quartier (Bab al-Jazira) dans le parler quotidien. Avec l’apparition et le succès du Club Africain, "on assiste à l’émergence et à la promotion d’un quartier et d’un toponyme qui (...) n’a jamais désigné aucun des quartiers traditionnels administratifs du Rbat [quartier]. Cette promotion est le fait de la quasi-totalité des habitants du faubourg ; même les beldis résidant dans le faubourg ou y ayant résidé parlent de Rbat Bab al-Jedid"9. En partageant un trait distinctif exclusif au quartier (une équipe de football et le nom d’un club sportif), les individus, quels qu’ils soient, parviennent à produire une unité territoriale et à donner une identité propre au quartier. Le nom de Bab Jedid devient indissociable de l’équipe de football rouge et blanche. Cette dernière joue le rôle de "phare urbain", entendu comme "idée directrice capable de cohésion, qui relie entre eux des phénomènes épars et dote l’agglomération, à la fois, d’individualités, et d’optimisme"10.
UNE OPPOSITION SOCIO-POLITIQUE
Hormis l’opposition territoriale, le mécanisme d’adhésion d’un individu à un des deux clubs repose sur une identification qui s’opère fréquemment dans le champ socio-politique. L’étude des équipes tunisoises permet de reconstituer des registres variés d’identification qui dépassent le cadre de la revendication sportive et qui recoupent ou réinvestissent les oppositions classistes, politiques ou locales. Cette identification est la conséquence de l’élaboration de représentations et d’images mentales autour des clubs dont le derby se fera le réceptacle et le vecteur. La multiplicité et la force de la représentation viennent probablement du fait que l’image mentale conserve de l’information, mais transformée, réduite ou schématisée selon l’acteur qui en est à l’origine ou qui la véhicule. Cette image simplifiée participe du processus d’élaboration de la représentation de l’acteur ou de l’objet. Ainsi, l’image populaire de l’Espérance Sportive de Tunis est-elle un attribut primordial de la dimension nationaliste de l’équipe. Toutefois, en se penchant sur la composition des premiers bureaux-directeurs ou sur la constitution des équipes, il est étonnant de constater combien la bourgeoisie et les notables étaient présents, ruinant ainsi le fondement de la représentation. L’occultation d’une partie des faits qui président à la création d’une représentation devient alors un biais nécessaire. Mais peu importe, finalement, que cette image et cette représentation soient vraies ou fausses (puisqu’il s’agit précisément d’une représentation). L’important est qu’elle soit fonctionnelle, qu’elle "représente" et qu’elle fasse sens pour les individus récepteurs11. Les matchs entre les deux clubs des faubourgs tunisois charrient symboliquement deux oppositions majeures : une opposition de classe entre, d’un côté, un club riche et bourgeois (le Club Africain) et, de l’autre, un club pauvre soutenu par les masses populaires (l’Espérance Sportive de Tunis) ; une opposition communautaire - paradoxale - entre tunisois (EST) et pro-sahéliens (CA), et entre club tunisien (EST) et club tunisois (CA). La représentation club riche/club pauvre, si elle s’avère peu fondée, opère comme un puissant et efficace vecteur d’identification. L’individu issu des milieux populaires éprouvera ainsi des difficultés à ne pas s’identifier à l’Espérance. De même, les milieux aisés seront naturellement portés à adhérer au Club Africain, équipe "socialement" plus proche d’eux. Le clivage riche/pauvre recoupé par cette confrontation sportive trouve son origine dans l’identification des équipes avec les quartiers de Bab Souiqa et de Bab Jedid, ainsi qu’avec les populations y résidant. Il opposerait les anciennes familles tunisoises (beldies), citadines et bourgeoises, aux masses populaires et aux milieux moins favorisés. Il convient de noter que l’image bourgeoise du Club Africain provient davantage du statut social des familles qui en sont à l’origine que de leur fortune. Néanmoins, si le derby parvient, en effet, à véhiculer cette opposition de classe, c’est aussi parce que les membres du club et les supporters espérantistes impriment une image populaire à leur club. L’origine de cette dernière est indéniablement à rechercher dans la classe sociale des membres-fondateurs et dans le quartier de Bab Souiqa. Mais si l’on se penche avec attention sur la composition des premiers bureaux-directeurs ou, par exemple, sur l’équipe espérantiste de la saison 1927-1928, la proportion de joueurs issus de la bourgeoisie ou des milieux notabiliers ne manque pas de surprendre et ébrêche quelque peu le mythe d’une Espérance populaire. En outre, pour fragile qu’il soit, le clivage n’en fut pas moins éphémère. Après l’indépendance, avec le ralliement de prestigieuses familles à l’EST, cette dichotomie club riche-pauvre n’est plus une matrice de lecture pertinente. Le derby entre le Club et l’Espérance retranscrit, dans une moindre mesure mais tout aussi symboliquement, des tensions communautaires et régionalistes. Il réinvestit et donne une dimension nouvelle à deux oppositions politiques majeures : celle entre Tunisois et Sahéliens, et celle entre Tunisois et Tunisiens. Le match de football CA-EST met en scène l’opposition entre les populations tunisoises (représentées par l’EST) et les populations pro-sahéliennes (CA). Il redonne corps à une dimension de la vie politique de la Tunisie indépendante : la prédominance des Sahéliens qui se sont substitués aux notables tunisois dans les sphères dirigeantes du pays. L’EST se présente dans ce cas de figure comme un club tunisois. Pourtant, son rôle et son activité aux côtés de Bourguiba et du mouvement national en font un instrument privilégié entre les mains des sahéliens du Néo-Destour. Cette identité tunisoise de l’Espérance s’élabore, se construit et se consolide surtout par opposition au Club Africain qui apparaît comme un allié des Sahéliens. La décision du pouvoir politique de dissoudre la section football de l’Espérance, en 1971, à la suite d’événements dramatiques, fut vécu comme une atteinte au pouvoir des Tunisois par le système politique dominé par les Sahéliens. Les liens amicaux qui se sont tissés entre le Club Africain et l’Étoile Sportive du Sahel - l’équipe de Sousse - identifient de manière plus forte le club de Bab Jedid aux milieux sahéliens. Paradoxalement, une autre lecture du derby consiste à distinguer la communauté tunisoise (incarnée cette fois par le Club Africain) dans l’ensemble tunisien (symbolisé par l’Espérance Sportive de Tunis). Cette confrontation sportive met face à face le club des grandes familles tunisoises (le CA) à l’EST qui représente, de par son identification au combat nationaliste de H. Bourguiba et l’origine géographique de ses présidents, la nation tunisienne. Le président du CA est généralement un Tunisois, issu des grandes familles de la capitale. En revanche, l’Espérance incarnait davantage, au travers de la personne de H. Bourguiba, la nation en lutte, combattant pour arracher l’indépendance aux autorités coloniales. La paternité du football tunisien qui lui était attribuée la prédestinait à jouer un rôle national plus que local (malgré son rattachement au faubourg nord de la Médina). D’autre part, par leur origine, les présidents espérantistes ont représenté la Tunisie dans son ensemble, et pas uniquement une de ses régions. En reconstruisant l’opposition selon une nouvelle tonalité (et différents registres), le derby fait de l’adhésion et de l’identification à un des deux clubs un attribut de l’identité d’un groupe ou d’un individu. Être Espérantiste ou être Clubiste détermine, ou du moins influence, un comportement ou un mode de paraître vis-à-vis d’Autrui (il est en ce sens un critère d’identification et de reconnaissance de l’autre) et génère des registres identificatoires qui permettront à des acteurs de se positionner dans la société, par rapport aux pouvoirs institutionnels ou à ses semblables. Si "l’identité est un état de la personne à un moment donné de son existence [et] l’identification est l’instrument qui lui a permis d’aboutir à cet état"12, alors nous pouvons poser l’hypothèse que l’équipe de football est un instrument, un vecteur de cette identification, ou encore, un processus par lequel l’individu parvient à acquérir une identité.
LES CLUBS : ENJEUX POLITIQUES ET INSTRUMENTS DU POLITIQUE
Objet de dévotion et de passion populaires, les deux acteurs du derby constituent indéniablement des enjeux politiques. D’une part, en l’absence de structures d’encadrement des supporters, les présidents de club sont directement en charge de masses inorganisées. Avoir une mainmise sur les structures et la gestion des ces deux associations sportives permet d’en contrôler - au moins partiellement - les supporters et de réduire, voire d’éviter, tout trouble de l’ordre public. D’autre part, les deux associations sportives étant de puissants capitaux symboliques susceptibles de devenir des ressources légitimantes pour les acteurs qui les manient et se les approprient, le pouvoir politique va tenter de les associer étroitement au projet sociétal qu’il promeut. L’État tunisien s’est donc employé - et s’emploie toujours - à maîtriser (au sens littéral du terme, c’est-à-dire "se rendre maître de") et à instrumentaliser les deux clubs selon des modalités qui varient suivant les contextes politiques et les époques. Elles ont principalement revêtu deux formes bien distinctes.
Le contrôle des structures sportives
Évoquant l’équipe nationale de football et s’offusquant de l’autonomie de la Fédération Tunisienne de Football, H. Bourguiba déclara : "(...) son appellation même indique qu’elle représente l’ensemble du pays. Il est donc naturel qu’elle relève du pouvoir public"13. Loin de constituer une figure de rhétorique politique, cette logique d’immixtion de la puissance publique dans le sport s’est institutionnalisée par le décret du 9 février 1960 définissant le statut des associations sportives, et complétant en cela la loi du 7 novembre 1959 relative aux associations. Il stipule notamment que la Direction de la Jeunesse et des Sports "oriente et contrôle l’activité de tous les groupements ayant pour but la pratique de l’éducation physique et des sports et l’organisation sportive" (article 2), mais aussi "juge en dernier ressort de toutes les décisions et mesures individuelles et collectives prises par les associations" (article 3). En outre, d’après l’article 18, cet organisme contrôle, "dans le souci de l’intérêt supérieur des sports et du prestige national", la participation de la Tunisie aux compétitions sportives internationales à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire national. Cet encadrement institutionnel rigide mis en place par le pouvoir politique contribue à domestiquer la sphère des activités physiques et sportives et à l’associer étroitement à l’État par le biais de son ministère de tutelle. S’étant assuré de la maîtrise "institutionnelle" des associations sportives, il restait au pouvoir à en contrôler l’évolution et le cours en les dotant d’une mission et d’un projet à caractère social et d’envergure nationale. L’analyse des discours bourguibiens permet de constater que le club est à la fois une matrice civilisationnelle dont la finalité est de libérer l’homme de l’emprise de ses passions (et d’en faire ainsi un individu raisonnable), et un organisme de formation civique. La fonction principale des associations d’éducation physique consistaient, dans cette optique, à encadrer et à former la jeunesse. "Le club sportif est un établissement d’éducation par l’organisation rationnelle des loisirs, des jeux, de la vie communautaire"14. En outre, exercer un sport participait du processus de civilisation de l’homme ; ce n’est qu’à cette condition que l’homme deviendra un "citoyen utile" et qu’il aura "conscience d’appartenir à un peuple évolué"15. On prendra l’exemple de l’EST pour illustrer cette mainmise du pouvoir bourguibien sur le club. Cette dernière, loin d’être effective à l’indépendance, se réalisa en deux temps16. Tout d’abord, succédant au charismatique président espérantiste Chedly Zouiten (après le "quinquennat" de Mohamed Ben Smail), Ali Zouaoui inaugurait le rapprochement entre le pouvoir politique et l’EST. Membre du comité central du Néo-destour, celui-ci fut nommé directement par le gouvernement et exerça les plus hautes fonctions au sein du club de 1968 à 1971. Toutefois, c’est surtout la nomination à l’instance suprême de Hassen Belkhodja, président de la Société Tunisienne de Banques (STB), bénéficiant de la confiance du président de la République, qui entérine l’imbrication de l’Espérance avec le pouvoir bourguibien.
La mise sous tutelle des présidences des clubs
Cette domestication du club par le pouvoir bourguibien s’institutionnalise au travers de procédures d’accès à la présidence modifiées et imposées. Le pouvoir politique considérait en effet que le club resterait sous son contrôle tant qu’il pourrait décider du choix de son président. Ainsi, la procédure nominative décidée dans les hautes sphères politiques et avalisée par le comité directeur s’est substituée à l’élection du président du club par les membres du comité directeur. La fonction de président n’est pas uniquement administrative ; elle est aussi et surtout stratégique : ses décisions déterminent l’attitude et le comportement de milliers de supporters. Un choix malheureux d’entraîneur, une défaite mal ressentie suscitent des mécontentements qui peuvent se transformer en chahut aux abords des stades. Preuve en sont les attroupements de supporters espérantistes au Parc B, lieu d’entraînement de l’Espérance, qui, à la fin de l’année 1996, suite aux mauvais résultats de l’EST, ont incité les dirigeants du club à se séparer de l’entraîneur italien Gigi Maifredi.
Le club comme lieu de déploiement de stratégies Instrument du pouvoir politique, les deux clubs sont aussi des lieux du politique où s’esquissent et se mettent en place des stratégies individuelles et collectives extra-sportives. Ils sont à ce titre des plates-formes de transactions et d’échanges entre des individus membres d’un même groupe (et dont le point commun est l’appartenance à la même "famille", clubiste ou espérantiste). Ce même attribut identitaire est la pierre angulaire du réseau et des échanges et devient un capital confiance qui facilite ceux-ci. L’adhésion à un club et la volonté d’y exercer une fonction ne s’expliquent pas toujours exclusivement par la passion pour une discipline sportive ou par l’irrésistible attrait pour ses couleurs. D’autres préoccupations - parfois bassement matérielles ou moralement douteuses - sont à l’origine de l’entrée dans le cercle étroit du comité directeur. Plusieurs stratégies, individuelles ou collectives (familiale par exemple), peuvent ainsi être reconstituées. Elles se recoupent et se succèdent souvent tout au long du parcours et de la trajectoire d’un acteur. Une rapide typologie permet de rendre compte de leur diversité. La passion sportive. L’engouement pour un club est généralement à l’origine de la volonté de remplir des fonctions au sein de celui-ci. Néanmoins, cette position, entièrement altruiste et uniquement guidée par les sentiments à l’égard du club, est fréquemment concomitante avec la poursuite d’autres stratégies. Elle est le paravent d’ambitions moins avouables telles que la recherche d’une notoriété, le lancement d’une carrière politique ou la quête d’intérêts matériels. La recherche d’une notoriété et du prestige. La présence d’un individu au sein des plus hautes instances d’un club prestigieux constitue un capital symbolique dont il est susceptible d’user tantôt pour se mettre en valeur, tantôt pour tirer parti d’une situation. Son accession participe alors d’un processus de valorisation personnelle et témoigne de son rang ou de sa réussite sociale. Dans cette optique, le club fait figure de "socle de popularité" . La poursuite d’intérêts matériels. Certains individus voient dans leur adhésion aux clubs un moyen de faire prospérer une affaire personnelle ou une opportunité pour développer une activité entrepreneuriale. La recherche d’un gain - même symbolique - motivera essentiellement leur démarche. Il est vrai que les bureaux-directeurs de l’Espérance ou du Club sont parfois composés d’hommes d’affaires ou d’individus appartenant ou évoluant à proximité de la sphère politique17. Côtoyer des personnalités importantes ou des grandes familles, collaborer et partager avec elles des sentiments forts permet d’entrer dans des réseaux et de profiter des nouvelles relations que l’on tisse alors. Le club n’est plus la fin première de l’action de l’individu ; les intérêts particuliers priment avant tout. Le club, une antichambre de la politique ? L’adhésion d’un individu à un club prestigieux peut entrer dans le cadre d’une stratégie dont la finalité est l’obtention d’un mandat ou d’une fonction politique. Lorsque l’on dissèque les fonctions exercées par les présidents de l’Espérance Sportive de Tunis, par exemple, on ne manque pas d’être surpris par les charges politiques remplies par ces derniers. Beaucoup de présidents de l’Espérance sont en effet devenus ministres ou ont assumés de hautes responsabilités au sein de l’État. Il serait néanmoins hâtif et imprudent de conclure que la fonction de président de l’EST constitue un tremplin pour une carrière politique. Si l’on peut établir une régularité et une concomitance dans le passage de l’une à l’autre de ces fonctions, il est difficile d’y voir un rapport de cause à effet. Le derby est le "foyer virtuel d’une gamme extraordinairement variée de possibilités identificatoires"18. La rencontre sportive et le match de football théâtralisent des oppositions extrasportives qui font plus ou moins sens selon les individus et les groupes. En effet, comportant fréquemment une part d’imaginaire, les termes de l’antagonisme se modulent selon les sensibilités et les expériences des acteurs. Ils deviennent les attributs d’une palette identitaire extrêmement variée. Dans le cas du derby tunisois, nous pourrions nous hasarder à un essai de rationalisation de l’opposition, même si celle-ci réduit et schématise de manière excessive les multiples combinaisons qu’elle sous-tend. Le Club Africain rassemblerait les grandes familles tunisoises (beldies) du faubourg sud de la Médina, dont les membres, issus pour la plupart de la Zitouna ou de la Khaldounia, sont plus enclins à militer au Vieux Destour et demeurent fortement attachés aux traditions musulmanes. Proche des milieux aisés et du club sahélien de l’Etoile Sportive, le CA s’identifierait principalement aux notables tunisois. En revanche, incarnant davantage les classes populaires, l’EST passerait pour être à la fois artisan de la lutte nationaliste sous le Protectorat et instrument du pouvoir bourguibien post-colonial. Il exprimerait aussi le projet sociétal "moderniste" des milieux sadikiens et néo-destouriens. Imparfaites et partielles, ces caractéristiques élaborent les images de chaque club et construisent une dichotomie dont le derby se fera le réceptacle et le vecteur. Ainsi, "(...) prendre parti pour un ou des clubs, c’est (...) affirmer une ou plusieurs appartenances, exclusives ou enchevêtrées, rêvées ou revendiquées et adhérer à une nébuleuse singulière de valeurs qu’incarnent (...) "son" équipe et "ses" joueurs" préférés"19. Dans ce derby, cependant, ce ne sont pas les équipes qui contribuent à la production des valeurs et des images mentales, mais plutôt l’environnement (géographique, social, politique) dans lequel elles s’inscrivent, imaginairement ou pas. L’adhésion à un club n’est donc pas univoque. Contrairement au derby irlandais de Glasgow, l’opposition n’est pas si tranchée et échappe à une bipartition claire, rigoureuse et quasi-hermétique. La complexité et la mouvance des registres identificatoires du derby tunisois vient du fait qu’ils amalgament le nouveau et l’ancien. L’Espérantiste peut, par exemple, au gré des situations, se prétendre avant tout tunisois (l’EST étant inséparable du faubourg nord de la Médina) ou avant tout tunisien (par le destin nationaliste de l’EST). Le derby ne serait-il pas finalement un moyen de redonner vie, de faire perdurer ou de réinventer des configurations sociales ou communautaires anciennes (une opposition de quartiers, un antagonisme de grandes familles, un clivage de classes sociales, etc.) ?
Mais le football n’exprime pas que des oppositions. Dans cette perspective, il faut envisager le derby comme une articulation entre deux groupes, leur antagonisme ne constituant alors qu’une modalité de cette articulation. Pendant l’occupation française, la rivalité entre ces deux équipes dissimule en fait une complémentarité symbolique : la référence commune arabo-musulmane et la concurrence avec des équipes italiennes, françaises et maltaises contribuent plus à les unir qu’à les diviser. La tentative avortée de fusion des deux clubs par Bourguiba, en 1934, en témoigne. Aujourd’hui encore, le derby est indubitablement producteur de lien social. Sujet de discussions enjouées, prétexte pour défier l’Autre ou pour s’en moquer, il ne peut laisser neutre et pousse Espérantistes et Clubistes l’un vers l’autre, avant de les monter l’un contre l’autre. En outre, il soude les supporters d’une même équipe et participe à l’élaboration d’une identité locale (même si une nationalisation du derby tend à se substituer à la dimension locale). En cela, le sport est Agôn, c’est-à-dire une lutte, une rivalité entièrement gratuite, pour la gloire dont la finalité n’est que le combat lui-même20. Il est "un mode de vivre ensemble dans lequel la rivalité "arrange" les rapports, les échanges"21.
Le derby tunisois n’est pas seulement le révélateur d’un type particulier de sociabilité. Il met aussi à nu les relations entre l’État et la "société civile", met en exergue des trajectoires individuelles et des stratégies d’acteurs, souligne des dynamiques urbaines et des tensions sociales et fournit une matrice de lecture - partielle mais complémentaire - de l’histoire d’un pays et d’une société. Loin d’être le nouvel opium des peuples, un vecteur d’abrutissement ou de dépolitisation des masses, il constitue un prisme privilégié d’intelligibilité de nos sociétés et de compréhension de l’instance politique.
Franck MOROY
NOTES
1 Selon l’expression de Erving Goffman, in E.G., La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Ed. de Minuit, 1992, 251p.
2 MILZA (Pierre), "Guerre dans les stades", L’histoire, n°201, juillet-août 1996, p. 95.
3 BROMBERGER (C), Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Ed. de la MSH, 1995, p.21.
4 FAURE (Jean-Michel), SUAUD (Charles), Les enjeux du football, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°103, juin 1994, p.5.
5 CALLÈDE (Jean-Paul), "Les premiers clubs sportifs à Bordeaux, la vocation de dirigeants et le renouvellement des élites locales", pp. 529-540, Sports, relations sociales et actions collectives, Bordeaux-Talence, MSH d’Aquitaine, 1995.
6 On peut se référer à ce sujet au travail d’Isabelle BERRY-CHIKHAOUI sur le quartier de Bab Jedid, Quartier et sociétés urbaines : le faubourg sud de la Médina de Tunis, Thèse de Doctorat sous la direction de Pierre Signoles, Université Tours (URBAMA), 1994.
7 Les "pères" de l’EST et les joueurs de l’équipe ne sont pas tous issus du quartier. Quant aux lieux de sociabilité et de réunion de l’association, ils tendent à montrer que le lien (s’il existe indéniablement depuis que le club s’est créé) n’a été mis en avant, exprimé et revendiqué qu’au milieu de la décennie 1930 et par certains acteurs uniquement, situés notamment dans la mouvance nationaliste. Dans les années 1920-1930, les activités de l’Espérance s’organisaient selon un axe qui allait de la Porte de France à la Kasbah. Ce n’est que dans les années 1940-1960 que ce club devient l’"équipe de Bab Souiqa". Cf. l’article de Franck Moroy, "L’Espérance Sportive de Tunis : genèse d’un mythe bourguibien", Monde Arabe Maghreb Machrek, n°157, juillet-septembre 1997, pp. 69-77.
8 Cf. le chapitre "Les joueurs : des figures emblématiques des identités sociales", Le Match de football..., op. cit., pp. 165-172.
9 BERRY-CHIKHAOUI (Isabelle), Quartiers et société urbaine..., op. cit., p. 549.
10 BERQUE (Jacques), Le Maghreb entre deux guerres, op. cit., p.195.
11 "Entretien avec Michel Denis", Sciences Humaines, n°27, avril 1993, p. 21.
12 CHEBEL (Malek), La formation de l’identité politique, Paris, PUF, 1986 (Sociologie d’aujourd’hui), pp. 35-36.
13 "Éduquer le corps et l’esprit", discours prononcé par le Président Bourguiba le 28 juillet 1962 à Tunis, Ministère de l’Information, Discours, Tome IX, 1962, Tunis 1978, p. 61.
14 "Il faut encadrer et éduquer la jeunesse", discours prononcé par le président Bourguiba le 30 mars 1961 à Tunis, Discours, Tome IX, 1961, Ministère de l’Information, Tunis, 1978, p. 294.
15 "Le rôle du sport dans la bataille contre le sous développement", discours prononcé par le président Bourguiba le 30 septembre 1960 à Tunis, Discours, Tome VIII, 1960, Ministère de l’information, Tunis, 1978, p. 101.
16 Pour une analyse plus détaillée, on se référera à l’article Franck Moroy, "L’Espérance Sportive de Tunis...", Monde Arabe Maghreb Machrek, op. cit.
17 Les sept derniers présidents du CA étaient des hommes d’affaires, PDG de sociétés publiques ou actionnaires majoritaires au sein de grands holdings.
18 BROMBERGER (Christian), Le match de football..., op.cit., p.111.
19 Idem, p.111.
20 Selon la définition qu’en donne Jean-Luc Boileau dans Conflit et lien social. La rivalité contre la domination, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 1995, (collection Recherches), pp.54-55.
Piste 2 - Artiste de la piste